Combler le vide par le vide

Think Blank

Eux

Il marche.
Il s'engouffre dans la bouche de métro comme tous les soirs. Il dépose à l'entrée les tracas de sa journée et ses responsabilités d'un jour. Il s'abandonne aux couloirs bien lustrés.
Son rythme s'accélère, il se calque sur celui des autres voyageurs.
Il est dans la masse, il est la masse.
Ils sont le sang de la ville qui se déverse dans les transports, et qui coagule.
Lui se sent faire partie d'un tout qui le dépasse mais le guide, sans angoisse.
Il rentre chez lui, ils rentrent chez eux.
De dos, ils ont tous la même posture légèrement voutée qu'une journée de labeur a accentuée.
Il glisse, son corps flotte presque tant il se sent porté par les autres.
Aucun obstacle, aucun frein à ce flot bouillonnant.
Sauf un. Une femme apparaît tout à coup, plantée au milieu du couloir. Elle est si grande qu'il
s'étonne un instant de ne pas l'avoir vu avant. La déferlante se scinde en deux et contourne cet îlot immobile. Il la dépasse. Il l'a déjà oubliée.

Il est sur le quai.
Le train n'arrive pas. Le panneau d'affichage reste muet.
Les voyageurs s'accumulent peu à peu derrière lui, il changerait d'avis qu'il lui serait impossible de s'extraire de cette foule dense et compacte.
Il ne changera pas d'avis. Il fait partie du tout qui entrera dans la prochaine rame. Point.

Les corps vibrent. L'air devient suffocant.
Une rumeur émerge, les coeurs s'échauffent de ne pas savoir. Mais il n'y a rien d'autre à faire qu'attendre.
Elle est là tout à coup. Grande, à sa droite.
Il la voit. Il se demande comment elle a réussi à se frayer un chemin jusqu'au bord du quai.
Il la regarde.
Elle dégage une autre chaleur que celles des corps qui se poussent. Une tiédeur ensommeillée de printemps. Elle semble presque en léthargie, insensible au tumulte alentour. Ses paupières ne se ferment pas cependant, elle fixe un point qui se trouve bien au-delà du quai d'en face qu'elle semble regarder.
Il ne sait pas dire pourquoi il ne peut détacher son regard. Elle est comme une anomalie dans cette parfaite cohésion de groupe. Elle a l'air hautain de ceux qui savent quelque chose, qui ont compris. Elle est au même endroit qu'eux, mais son royaume s'étend bien au-delà de ce minuscule quai de métro. Ses cheveux frémissent, comme traversés par le vent des campagnes. Ses pommettes ont le teint rosé de la peau qui vient de prendre le soleil. Ses yeux rougis évoquent les siestes dans l'herbe, l'été.
Elle se révèle à lui comme la négation de sa propre vie, lui l'urbain dont le corps se plie au langage de la ville. Son corps à elle est un tronc d'arbre, majestueux et impossible à faire courber.

Il s'attarde encore quelques instants sur cette figure si puissante, alors que le bourdonnement du train à l'approche se fait finalement entendre.
Il tourne les yeux sur la gauche et ses yeux courent sur le wagon de queue qui approche. Entend un cri à droite.

Elle a sauté.



Je suis devenue ce qu'il faut.
Il y a trois ans, je me laissais encore surprendre par une rue inconnue, un détour plein de mystères et de possibles. Je savais encore me révolter d'un Paris qui accepte les yeux grands ouverts de voir crever son prochain sur les avenues les plus renommées.
Il y a dix ans, j'aurais hurlé ma rage.
Aujourd'hui, j'ai seulement mal, et je fais comme les autres.
Je suis celle qui pleure devant des jambes noircies d'avoir trop bu, d'avoir trop parcouru le froid de ce putain d'été.

Les journées sont de plus en plus dures.
Je rêve de silence, d'un silence aussi profond qu'une forêt dense, où pas même le crissement d'un pneu ne vient perturber mes sens endoloris.
Les autres se présentent à moi de plus en plus violemment.
Les autres...

Je suis loin d'eux parce que je les juge. Je méprise leurs conversations banales, leurs badinages, leurs quêtes désespérées pour se sentir rempli de sens, pour pouvoir se coucher satisfait d'une journée bien consacrée à ne pas ressentir.
Se lever, manger comme tous les jours, marcher, courir après les même métros, s'occuper des enfants, les avoir fait pour avoir toujours à s'occuper.
Parler, faire la conversation, la ramener à soi, car finalement, « je » est le plus important, « j'ai quelque chose à dire, à moi, à mon tour, regardez-moi, écoutez-moi, j'existe, n'est-ce pas ? ».

Il cherche mon regard, il veut que j'approuve ce qu'il dit, mais il n'aura pas mon assentiment. Car en réalité, je n'ai pas saisi un piètre mot de sa phrase. Je n'entend qu'une pathétique litanie sans queue ni tête, un discours qui se mord la queue tant il est dans l'urgence de se sentir validé.
Je suis au-delà de l'indifférence. Je lis tout. Je vois ceux qui s'acharnent à bien paraître, qu'on n'ai surtout rien à leur reprocher. Je vois ceux qui se gaussent de leur insensibilité, s'y habituent tellement qu'ils vous regardent de haut ou pire, vous ignorent ouvertement. Ceux là, les tout puissants, rentreront baiser leur femme en levrette, comme tous les soirs, ou au contraire la laisseront prendre les rênes dans l'intimité, le seul endroit où ils se laissent aller à être dominés, dirigés, ça fait du bien...

Je vois clair.
Je vois les couleurs de chacun.
Je vois le mal ou le bien, la compassion et l'égoïsme.
Je vois que nous avons oublié de ressentir, d'observer.
Nous sommes pris dans une spirale où « je » commence chaque phrase et dirige chaque action.
Nous voulons être aveugles et sourds devant les horreurs que nous infligeons, qui nous affligent, qui disparaissent devant le voile de l'impuissance.
Nous stagnons dans un semi-état où rien ne doit surtout être remit en question.

Nous sommes comme la première feuille qui pousse quand revient le printemps. Tremblante. Frêle. Mais vivace. Mais éphémère. Et qui tente par tous les moyens d'être éternité, pas seconde.
L'environnement qui nous entoure nous pousse à stagner, nous pousse à croire que le temps peut s'arrêter, que le bonheur est hors temps, la jeunesse extensible.

Je suis celle qui a cessé de croire que les choses peuvent changer.
Je suis celle qu'on bouscule et qui s'excuse d'exister.
Je suis le cube qui ne rentre pas dans le cercle.

Je désapprend à marcher. Je désapprend à suivre.
Je me noie en sachant nager.
Rien ne m'est propre.
Les lendemains ensoleillés n'existent pas.

Je saute.



Moi, je ne saute pas.

J'ai été cet homme, je me suis laissée portée par cette foule, jusqu'à m'oublier totalement.
J'ai fais des études, j'ai cherché et trouvé du travail à Paris, j'y suis restée et ai tenté d'y faire ma place. Jusqu'à l'aliénation.
Cinq ans de proximité étouffante, de bruits incessants, dans une ville qui se fait à la fois témoin et exécutant d'un mal être de l'Homme, le plongeant dans une solitude sans nom tout en berçant son quotidien de rencontres désincarnées.
L'euphorie des premiers temps passés à découvrir Paris est oubliée, et ne reste que la monotonie d'une vie bien rangée, dont les habitudes rassurent autant qu'elles abrutissent.

Je ne suis pas cette femme, mais parfois le poids de ces années parisiennes se fait si lourd que la tentation de tout lâcher, mon corps, mes pensées, semble être l'ultime solution pour sortir de cette apathie.

J'avais 25 ans, et je voulais être comme il faut. J'ai fais taire le monstre fou que je sentais logé en moi, ce cerveau maniaque en constante interrogation du comment et du pourquoi vivre, et donc inapte à vivre sans se poser de questions, en accueillant avec délices les petits bonheurs pour supporter les grandes souffrances.
Là où s'arrête la normalité des autres, je ne voyais que folie, la mienne.

Alors, pour être « normale », j'ai cessé d'écouter mes instincts, mes émotions qui tous pourtant me hurlaient qu'exister ne peut pas être « que ça » - laisser tomber nos identités et nos pensées propres pour ne surtout pas déborder d'un moule préfabriqué, où la moindre excentricité est perçue comme un défaut, le moindre bourrelet comme une monstruosité, la moindre pensée libre comme les prémisses d'une rébellion.

J'aurai bientôt 30 ans, et j'ai la sensation d'avoir été en hibernation la majeure partie de mon existence. Le réveil est dur, tant l'hiver a grippé tous mes réflexes et mes sensations.

Comment on vit ?
La question est toujours là, mais je sais maintenant qu'on ne vit pas en ne réfléchissant pas, en ne s'écoutant pas. La société nous fais croire que nous ne pouvons prétendre exister que dans les limites étriquées qu'elle nous impose – avoir un statut social, l'acquérir majoritairement par le travail et l'argent, par les relations sociales ensuite, par le famille enfin.
Exister serait donc trouver une place, la bonne place.

Pourtant, vivre est déjà un achèvement en soi.
Je ne sauterai pas.

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