Combler le vide par le vide

Think Blank

Le canapé

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Le canapé a été déposé dans la nuit.

Il ouvre les yeux, et se sent totalement perdu. Il ne reconnaît plus rien de son espace familier. Il n’y a plus que cette masse de mousse qui mange son champ de vision. On dirait qu’elle grossit à vue d’œil, et occulte tout.

Il sort de cet état de demi sommeil où les pensées se mêlent à la réalité, où cette réalité prend les proportions exagérées de l’inconscient. Il s’extrait de son duvet et, assis, regarde le canapé. La toile beige qui le recouvre est ponctuée de quelques tâches plus sombres. Les coussins sont tassés, on peut presque y lire la présence des corps qui, jour après jour, se sont enfoncés là. Autour de l’objet, il reconnaît enfin sa rue. Le sol grisâtre, les grilles vertes qui entourent le jardinet de l’immeuble devant lequel il campe, les voitures garées le long de la chaussée. Et le canapé.

Il effleure du bout des doigts le tissu, appuie plus fortement sa main dans le moelleux. Il tourne la tête d’un côté, puis de l’autre. Il finit par plonger son corps entier dans le canapé. Il reste allongé, les yeux grand ouvert. Il observe. Il se réapproprie l’espace qui l’entoure, de ce nouveau point de vue. A droite, le dossier du canapé crée une barrière visuelle, une cloison virtuelle. A sa gauche, le décor est le même, mais le fait d’être surélevé modifie radicalement son appréhension de la rue. Il ne voit plus le sol, les grilles vertes font office de fenêtres sur la verdure. Il sent monter en lui les souvenirs lointains d’un espace clos, le mot « foyer » s’imprime dans son esprit. Il ferme les yeux quelques instants, et se laisse vagabonder dans les bras chauds des coussins. Il se sent bien, il a trouvé sa place. Dans le canapé, il habite quelque part, il s’habite à nouveau.

Il ouvre les yeux, et regarde la façade de l’immeuble qui lui fait face. Il aperçoit une silhouette derrière le voilage d’une fenêtre au deuxième étage. Une femme. Il y a longtemps qu’il n’a pas pensé à une femme. Les gens passent devant lui tous les jours, indifférenciés, asexués. Les gens sont des paires de chaussures. Mais derrière cette fenêtre, c’est bien la féminité qui transpire. Mains qui effleurent une longue chevelure de jais, gestes doux qui montent au visage et maquillent des paupières fines. Elle se reflète dans une glace qui fige un instant l’image de la grâce pure. Il tend le bras, comme pour attraper cette vision fugace. La silhouette a disparu.

Il se penche du canapé pour apercevoir, toujours en position allongée, la porte de l’immeuble. Il guette. Souvenir à nouveau, celui des romans – mot qu’il avait oublié – d’aventure qu’il lisait enfant, le chasseur aux aguets, caché dans les fourrés, attendant l’objet de sa convoitise. La porte s’entrouvre, et la voilà ! Elle s’extrait du pas de porte, avance rapidement et tourne à l’angle de la rue. La scène n’a duré qu’une minute. C’est elle. Ce ne peut être qu’elle. La femme à la fenêtre, bien sur, mais surtout celle qui lui a offert le canapé, il en est certain tout à coup. Il reçoit régulièrement quelques pièces, des boites de conserves, des brins d’aumône jetés par-ci par-là, servis avec des regards de dégoût ou de peur. Mais ce canapé est un cadeau, il le sait, une preuve d’amour. Un don totalement désintéressé. Elle n’a même pas jeté un regard dans son sens, n’est-ce pas là une témoignage de son affection ? Elle lui offre la chaleur, le moelleux, la douceur du foyer, et ne demande en retour aucun signe de reconnaissance. Lorsqu’on aime, on refuse ce sentiment, on l’ignore de peur qu’il ne nous avale tout entier. Elle l’aime, et lui l’aime à présent, évidemment.

Il se redresse, et se lève du canapé. Il se sent immense tout à coup, il n’a jamais paru aussi grand, même avant que les années dans la rue ne lui aient donné sa posture tassée. Son cerveau fonctionne a plein régime, huilé par l’essence de l’amour. Il doit montrer à cette femme qu’il accepte son amour, qu’il sera à la hauteur de cet amour. Il doit aller au Centre, pour se laver et changer de vêtements. Lui qui erre ses journées depuis si longtemps, il a aujourd’hui un but, une place, il a une quête à achever.

Il a passé tout l’après-midi à se métamorphoser. Dans la douche du Centre, la crasse qui s’écoulait dans le siphon allégeait son cœur et son esprit. Il a rasé la barbe sale qui couvrait son menton. Il resserre avec un cordon le pantalon qu’on lui a fourni, cachant son corps décharné dans les couches de linge frais. Il se regarde dans une glace et s’aperçoit comme pour la première fois. Il voudrait faire bonne impression, mais chasse aussitôt cette pensée. Il a confiance en la bonté de cœur de cette femme, il sait qu’elle le voit pour autre chose qu’une belle enveloppe. Il n’est pas une image, il est, grâce à elle, redevenu chair.

Le temps a passé comme un pur instant de bonheur : quoi de plus heureux que de se préparer pour la personne qu’on aime ? Il se rapproche de sa rue. La nuit tombe peu à peu. Il ne veut pas manquer le retour de la femme. Dans ses doigts, quelques fleurs glanées au square, près du Centre.

Sa rue, enfin. Il reconnaît un peu plus loin le renfoncement dans lequel il entrepose ses quelques possessions lorsqu’il doit se déplacer. Il est soulagé d’être enfin arrivé. Sentiment immédiatement balayé par une angoisse indescriptible, qui lui pince le cœur. Le canapé à disparu. Il le cherche, ratisse la rue de son regard. Rien. Il lève les yeux vers la fenêtre chérie. La lumière est éteinte, le calme règne. Son regard finit par se poser sur une affichette contre le mur. « Mardi 12 octobre, ENCOMBRANTS DE PARIS ». 

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