Combler le vide par le vide

Think Blank

Maroc — 2010

Mélancolie

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Ils voyagent. Ils parcourent des étendues sans fin de poussière brûlante, des villes fantômes seulement habitées par des murmures indistincts. Ils courent après une population qui se terre dans la fraîcheur des habitations, qui se mure derrière une religion. Les gens s'enfuient à leur approche, les regards se détournent.

Alors ils roulent, fenêtres grandes ouvertes. Ils courent après des instants chatoyants qui se fanent peu à peu. Les paysages s'effacent, écrasés sous un soleil qui blanchit tout. Les forêts s'assèchent, les murs se fissurent. Ils sont les témoins du temps, fragments de ce qui est, de ce qui fut. Ils vivent des instants et déjà se retournent pour seulement se les remémorer.

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Nous reste seulement quelques clichés. On s'y replonge avec l'espoir de rattraper une sensation que nous avions déjà laissée filer derrière nos objectifs. Nous violons le réel pour en conserver toute l'intensité, mais s'étale devant nous une version édulcorée, usurpatrice de nos souvenirs. Et le présent prend alors la couleur de l'indifférence d'hier et d'aujourd'hui.

Ce voyage a déjà le noir et blanc de l'oubli. Dans un pays fantôme de lui-même, le vent brûlant a soufflé et emporté le peu de vie que nous y avons croisé. Ne nous reste à présent que le goût de la poussière qui a recouvert ces passions. Elles sont grises, minérales, dures comme le roc. Elles ont la froideur d'un réel qui s'est encrassé sous des couches de détachement.


photographies : Rémy Benelhadj.

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Eux

Il marche.
Il s'engouffre dans la bouche de métro comme tous les soirs. Il dépose à l'entrée les tracas de sa journée et ses responsabilités d'un jour. Il s'abandonne aux couloirs bien lustrés.
Son rythme s'accélère, il se calque sur celui des autres voyageurs.
Il est dans la masse, il est la masse.
Ils sont le sang de la ville qui se déverse dans les transports, et qui coagule.
Lui se sent faire partie d'un tout qui le dépasse mais le guide, sans angoisse.
Il rentre chez lui, ils rentrent chez eux.
De dos, ils ont tous la même posture légèrement voutée qu'une journée de labeur a accentuée.
Il glisse, son corps flotte presque tant il se sent porté par les autres.
Aucun obstacle, aucun frein à ce flot bouillonnant.
Sauf un. Une femme apparaît tout à coup, plantée au milieu du couloir. Elle est si grande qu'il
s'étonne un instant de ne pas l'avoir vu avant. La déferlante se scinde en deux et contourne cet îlot immobile. Il la dépasse. Il l'a déjà oubliée.

Il est sur le quai.
Le train n'arrive pas. Le panneau d'affichage reste muet.
Les voyageurs s'accumulent peu à peu derrière lui, il changerait d'avis qu'il lui serait impossible de s'extraire de cette foule dense et compacte.
Il ne changera pas d'avis. Il fait partie du tout qui entrera dans la prochaine rame. Point.

Les corps vibrent. L'air devient suffocant.
Une rumeur émerge, les coeurs s'échauffent de ne pas savoir. Mais il n'y a rien d'autre à faire qu'attendre.
Elle est là tout à coup. Grande, à sa droite.
Il la voit. Il se demande comment elle a réussi à se frayer un chemin jusqu'au bord du quai.
Il la regarde.
Elle dégage une autre chaleur que celles des corps qui se poussent. Une tiédeur ensommeillée de printemps. Elle semble presque en léthargie, insensible au tumulte alentour. Ses paupières ne se ferment pas cependant, elle fixe un point qui se trouve bien au-delà du quai d'en face qu'elle semble regarder.
Il ne sait pas dire pourquoi il ne peut détacher son regard. Elle est comme une anomalie dans cette parfaite cohésion de groupe. Elle a l'air hautain de ceux qui savent quelque chose, qui ont compris. Elle est au même endroit qu'eux, mais son royaume s'étend bien au-delà de ce minuscule quai de métro. Ses cheveux frémissent, comme traversés par le vent des campagnes. Ses pommettes ont le teint rosé de la peau qui vient de prendre le soleil. Ses yeux rougis évoquent les siestes dans l'herbe, l'été.
Elle se révèle à lui comme la négation de sa propre vie, lui l'urbain dont le corps se plie au langage de la ville. Son corps à elle est un tronc d'arbre, majestueux et impossible à faire courber.

Il s'attarde encore quelques instants sur cette figure si puissante, alors que le bourdonnement du train à l'approche se fait finalement entendre.
Il tourne les yeux sur la gauche et ses yeux courent sur le wagon de queue qui approche. Entend un cri à droite.

Elle a sauté.



Je suis devenue ce qu'il faut.
Il y a trois ans, je me laissais encore surprendre par une rue inconnue, un détour plein de mystères et de possibles. Je savais encore me révolter d'un Paris qui accepte les yeux grands ouverts de voir crever son prochain sur les avenues les plus renommées.
Il y a dix ans, j'aurais hurlé ma rage.
Aujourd'hui, j'ai seulement mal, et je fais comme les autres.
Je suis celle qui pleure devant des jambes noircies d'avoir trop bu, d'avoir trop parcouru le froid de ce putain d'été.

Les journées sont de plus en plus dures.
Je rêve de silence, d'un silence aussi profond qu'une forêt dense, où pas même le crissement d'un pneu ne vient perturber mes sens endoloris.
Les autres se présentent à moi de plus en plus violemment.
Les autres...

Je suis loin d'eux parce que je les juge. Je méprise leurs conversations banales, leurs badinages, leurs quêtes désespérées pour se sentir rempli de sens, pour pouvoir se coucher satisfait d'une journée bien consacrée à ne pas ressentir.
Se lever, manger comme tous les jours, marcher, courir après les même métros, s'occuper des enfants, les avoir fait pour avoir toujours à s'occuper.
Parler, faire la conversation, la ramener à soi, car finalement, « je » est le plus important, « j'ai quelque chose à dire, à moi, à mon tour, regardez-moi, écoutez-moi, j'existe, n'est-ce pas ? ».

Il cherche mon regard, il veut que j'approuve ce qu'il dit, mais il n'aura pas mon assentiment. Car en réalité, je n'ai pas saisi un piètre mot de sa phrase. Je n'entend qu'une pathétique litanie sans queue ni tête, un discours qui se mord la queue tant il est dans l'urgence de se sentir validé.
Je suis au-delà de l'indifférence. Je lis tout. Je vois ceux qui s'acharnent à bien paraître, qu'on n'ai surtout rien à leur reprocher. Je vois ceux qui se gaussent de leur insensibilité, s'y habituent tellement qu'ils vous regardent de haut ou pire, vous ignorent ouvertement. Ceux là, les tout puissants, rentreront baiser leur femme en levrette, comme tous les soirs, ou au contraire la laisseront prendre les rênes dans l'intimité, le seul endroit où ils se laissent aller à être dominés, dirigés, ça fait du bien...

Je vois clair.
Je vois les couleurs de chacun.
Je vois le mal ou le bien, la compassion et l'égoïsme.
Je vois que nous avons oublié de ressentir, d'observer.
Nous sommes pris dans une spirale où « je » commence chaque phrase et dirige chaque action.
Nous voulons être aveugles et sourds devant les horreurs que nous infligeons, qui nous affligent, qui disparaissent devant le voile de l'impuissance.
Nous stagnons dans un semi-état où rien ne doit surtout être remit en question.

Nous sommes comme la première feuille qui pousse quand revient le printemps. Tremblante. Frêle. Mais vivace. Mais éphémère. Et qui tente par tous les moyens d'être éternité, pas seconde.
L'environnement qui nous entoure nous pousse à stagner, nous pousse à croire que le temps peut s'arrêter, que le bonheur est hors temps, la jeunesse extensible.

Je suis celle qui a cessé de croire que les choses peuvent changer.
Je suis celle qu'on bouscule et qui s'excuse d'exister.
Je suis le cube qui ne rentre pas dans le cercle.

Je désapprend à marcher. Je désapprend à suivre.
Je me noie en sachant nager.
Rien ne m'est propre.
Les lendemains ensoleillés n'existent pas.

Je saute.



Moi, je ne saute pas.

J'ai été cet homme, je me suis laissée portée par cette foule, jusqu'à m'oublier totalement.
J'ai fais des études, j'ai cherché et trouvé du travail à Paris, j'y suis restée et ai tenté d'y faire ma place. Jusqu'à l'aliénation.
Cinq ans de proximité étouffante, de bruits incessants, dans une ville qui se fait à la fois témoin et exécutant d'un mal être de l'Homme, le plongeant dans une solitude sans nom tout en berçant son quotidien de rencontres désincarnées.
L'euphorie des premiers temps passés à découvrir Paris est oubliée, et ne reste que la monotonie d'une vie bien rangée, dont les habitudes rassurent autant qu'elles abrutissent.

Je ne suis pas cette femme, mais parfois le poids de ces années parisiennes se fait si lourd que la tentation de tout lâcher, mon corps, mes pensées, semble être l'ultime solution pour sortir de cette apathie.

J'avais 25 ans, et je voulais être comme il faut. J'ai fais taire le monstre fou que je sentais logé en moi, ce cerveau maniaque en constante interrogation du comment et du pourquoi vivre, et donc inapte à vivre sans se poser de questions, en accueillant avec délices les petits bonheurs pour supporter les grandes souffrances.
Là où s'arrête la normalité des autres, je ne voyais que folie, la mienne.

Alors, pour être « normale », j'ai cessé d'écouter mes instincts, mes émotions qui tous pourtant me hurlaient qu'exister ne peut pas être « que ça » - laisser tomber nos identités et nos pensées propres pour ne surtout pas déborder d'un moule préfabriqué, où la moindre excentricité est perçue comme un défaut, le moindre bourrelet comme une monstruosité, la moindre pensée libre comme les prémisses d'une rébellion.

J'aurai bientôt 30 ans, et j'ai la sensation d'avoir été en hibernation la majeure partie de mon existence. Le réveil est dur, tant l'hiver a grippé tous mes réflexes et mes sensations.

Comment on vit ?
La question est toujours là, mais je sais maintenant qu'on ne vit pas en ne réfléchissant pas, en ne s'écoutant pas. La société nous fais croire que nous ne pouvons prétendre exister que dans les limites étriquées qu'elle nous impose – avoir un statut social, l'acquérir majoritairement par le travail et l'argent, par les relations sociales ensuite, par le famille enfin.
Exister serait donc trouver une place, la bonne place.

Pourtant, vivre est déjà un achèvement en soi.
Je ne sauterai pas.

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Le canapé

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Le canapé a été déposé dans la nuit.

Il ouvre les yeux, et se sent totalement perdu. Il ne reconnaît plus rien de son espace familier. Il n’y a plus que cette masse de mousse qui mange son champ de vision. On dirait qu’elle grossit à vue d’œil, et occulte tout.

Il sort de cet état de demi sommeil où les pensées se mêlent à la réalité, où cette réalité prend les proportions exagérées de l’inconscient. Il s’extrait de son duvet et, assis, regarde le canapé. La toile beige qui le recouvre est ponctuée de quelques tâches plus sombres. Les coussins sont tassés, on peut presque y lire la présence des corps qui, jour après jour, se sont enfoncés là. Autour de l’objet, il reconnaît enfin sa rue. Le sol grisâtre, les grilles vertes qui entourent le jardinet de l’immeuble devant lequel il campe, les voitures garées le long de la chaussée. Et le canapé.

Il effleure du bout des doigts le tissu, appuie plus fortement sa main dans le moelleux. Il tourne la tête d’un côté, puis de l’autre. Il finit par plonger son corps entier dans le canapé. Il reste allongé, les yeux grand ouvert. Il observe. Il se réapproprie l’espace qui l’entoure, de ce nouveau point de vue. A droite, le dossier du canapé crée une barrière visuelle, une cloison virtuelle. A sa gauche, le décor est le même, mais le fait d’être surélevé modifie radicalement son appréhension de la rue. Il ne voit plus le sol, les grilles vertes font office de fenêtres sur la verdure. Il sent monter en lui les souvenirs lointains d’un espace clos, le mot « foyer » s’imprime dans son esprit. Il ferme les yeux quelques instants, et se laisse vagabonder dans les bras chauds des coussins. Il se sent bien, il a trouvé sa place. Dans le canapé, il habite quelque part, il s’habite à nouveau.

Il ouvre les yeux, et regarde la façade de l’immeuble qui lui fait face. Il aperçoit une silhouette derrière le voilage d’une fenêtre au deuxième étage. Une femme. Il y a longtemps qu’il n’a pas pensé à une femme. Les gens passent devant lui tous les jours, indifférenciés, asexués. Les gens sont des paires de chaussures. Mais derrière cette fenêtre, c’est bien la féminité qui transpire. Mains qui effleurent une longue chevelure de jais, gestes doux qui montent au visage et maquillent des paupières fines. Elle se reflète dans une glace qui fige un instant l’image de la grâce pure. Il tend le bras, comme pour attraper cette vision fugace. La silhouette a disparu.

Il se penche du canapé pour apercevoir, toujours en position allongée, la porte de l’immeuble. Il guette. Souvenir à nouveau, celui des romans – mot qu’il avait oublié – d’aventure qu’il lisait enfant, le chasseur aux aguets, caché dans les fourrés, attendant l’objet de sa convoitise. La porte s’entrouvre, et la voilà ! Elle s’extrait du pas de porte, avance rapidement et tourne à l’angle de la rue. La scène n’a duré qu’une minute. C’est elle. Ce ne peut être qu’elle. La femme à la fenêtre, bien sur, mais surtout celle qui lui a offert le canapé, il en est certain tout à coup. Il reçoit régulièrement quelques pièces, des boites de conserves, des brins d’aumône jetés par-ci par-là, servis avec des regards de dégoût ou de peur. Mais ce canapé est un cadeau, il le sait, une preuve d’amour. Un don totalement désintéressé. Elle n’a même pas jeté un regard dans son sens, n’est-ce pas là une témoignage de son affection ? Elle lui offre la chaleur, le moelleux, la douceur du foyer, et ne demande en retour aucun signe de reconnaissance. Lorsqu’on aime, on refuse ce sentiment, on l’ignore de peur qu’il ne nous avale tout entier. Elle l’aime, et lui l’aime à présent, évidemment.

Il se redresse, et se lève du canapé. Il se sent immense tout à coup, il n’a jamais paru aussi grand, même avant que les années dans la rue ne lui aient donné sa posture tassée. Son cerveau fonctionne a plein régime, huilé par l’essence de l’amour. Il doit montrer à cette femme qu’il accepte son amour, qu’il sera à la hauteur de cet amour. Il doit aller au Centre, pour se laver et changer de vêtements. Lui qui erre ses journées depuis si longtemps, il a aujourd’hui un but, une place, il a une quête à achever.

Il a passé tout l’après-midi à se métamorphoser. Dans la douche du Centre, la crasse qui s’écoulait dans le siphon allégeait son cœur et son esprit. Il a rasé la barbe sale qui couvrait son menton. Il resserre avec un cordon le pantalon qu’on lui a fourni, cachant son corps décharné dans les couches de linge frais. Il se regarde dans une glace et s’aperçoit comme pour la première fois. Il voudrait faire bonne impression, mais chasse aussitôt cette pensée. Il a confiance en la bonté de cœur de cette femme, il sait qu’elle le voit pour autre chose qu’une belle enveloppe. Il n’est pas une image, il est, grâce à elle, redevenu chair.

Le temps a passé comme un pur instant de bonheur : quoi de plus heureux que de se préparer pour la personne qu’on aime ? Il se rapproche de sa rue. La nuit tombe peu à peu. Il ne veut pas manquer le retour de la femme. Dans ses doigts, quelques fleurs glanées au square, près du Centre.

Sa rue, enfin. Il reconnaît un peu plus loin le renfoncement dans lequel il entrepose ses quelques possessions lorsqu’il doit se déplacer. Il est soulagé d’être enfin arrivé. Sentiment immédiatement balayé par une angoisse indescriptible, qui lui pince le cœur. Le canapé à disparu. Il le cherche, ratisse la rue de son regard. Rien. Il lève les yeux vers la fenêtre chérie. La lumière est éteinte, le calme règne. Son regard finit par se poser sur une affichette contre le mur. « Mardi 12 octobre, ENCOMBRANTS DE PARIS ». 

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